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— Ras le bol de ce merdier, dit Hirz.
Childe, allongé sur un brancard où il se remettait de ses blessures, tourna le regard vers elle.
— Vous nous quittez ?
— Exactement.
— Vous me décevez.
— Soit. Mais je me tire quand même.
Childe se passa la main sur le front, en effleurant les contours du bout des doigts du nouveau gantelet d’acier que Trintignant y avait fixé.
— Si quelqu’un doit abandonner, Hirz, ce n’est surtout pas vous. Vous êtes sortie de la Flèche sans une égratignure. Alors que nous…
— Merci bien, je viens de manger.
Trintignant leva son masque d’argent vers elle.
— Voila une remarque totalement injustifiée. J’admets que les pièces de rechange que j’ai fabriquées ici relèvent d’une esthétique[2] un peu brute mais, d’un point de vue strictement fonctionnel, elles sont inégalables.
Et il plia sa propre jambe artificielle, comme pour appuyer sa démonstration.
C’était une jambe de rechange, pas le vieux membre que nous nous serions contentés de récupérer et de réparer pour le remettre en place. Hirz – qui avait ramassé autant de morceaux que possible – n’avait pas trouvé la partie manquante de Trintignant. Nous avions fouillé les alentours de la Flèche, où nous avions trouvé les quatre quartiers de Forqueray, sans trouver de morceau du docteur de quelque taille que ce fût. La Flèche nous avait laissé emporter le bras de Forqueray après le lui avoir coupé, mais elle semblait avoir décidé de s’approprier les objets métalliques.
Je me levai de mon brancard pour tester comment ma nouvelle jambe soutenait mon poids. Impossible de nier la qualité du travail de Trintignant. La prothèse s’était si parfaitement connectée à mon système nerveux que j’avais déjà accepté la jambe comme faisant partie de mon schéma corporel. Lorsque je marchais, c’était avec une infime claudication qui disparaîtrait sûrement quand je me serais totalement habitué à mon membre artificiel.
— Je pourrais aussi vous ôter l’autre, dit la voix chantante de Trintignant, qui se frottait les mains. Votre équilibre neurologique serait parfait. Voulez-vous…
— Vous en mourez d’envie, hein ?
— Je vous concède que l’asymétrie m’a toujours offensé.
Je tâtai mon autre jambe ; chair et sang me paraissaient si vulnérables à présent, si peu susceptibles de durer jusqu’à la fin de notre expédition.
— Je crois que vous allez devoir patienter, répondis-je.
— Eh bien, tout vient à point à qui sait attendre. Comment se comporte votre bras ?
Comme Childe, j’avais à présent un gantelet d’acier à la place de la main. Je la pliai et entendis le minuscule gémissement aigu des servos. Je ressentais une sorte de fourmillement dès que je touchais quelque chose ; la main était capable de capter une gamme subtile de degrés de chaleur ou de froid. La prothèse de Célestine était fort semblable, quoique plus fine, plus féminine, en quelque sorte. Mais, au moins, elle était à la mesure de nos mutilations, me dis-je. Childe n’avait perdu que des doigts, mais il me semblait qu’il avait accepté la pose d’un plus grand nombre d’étincelantes créations du docteur que nécessaire.
— Ça fera l’affaire, dis-je, en me souvenant que Forqueray avait fortement irrité le docteur avec la même remarque.
— Ne comprenez-vous pas ? dit Hirz. Si on l’avait laissé faire, vous seriez comme Trintignant à présent. Dieu seul sait où il s’arrêtera.
Trintignant haussa les épaules.
— Je me contente de réparer ce que la Flèche détériore.
— Ouaip. À vous deux, vous faites une sacrée équipe, doc. (Elle lui lança un regard chargé de haine absolue.) Eh bien, désolée, mais vous poserez pas vos sales pattes sur moi.
Trintignant l’estima du regard.
— Ce ne sera pas une grande perte ; il n’y a pas beaucoup de matière brute avec quoi travailler.
— Allez vous faire foutre, espèce de pervers.
Hirz quitta la pièce.
— On dirait qu’elle veut vraiment laisser tomber, dis-je, brisant le silence qui s’ensuivit.
Célestine hocha la tête.
— Je dois avouer que je ne la désapprouve pas totalement.
— Vraiment ? demanda Childe.
— Oui. Elle a raison. Vu comment cette expédition est partie, elle risque fort de se transformer en une espèce de numéro d’automutilation assez malsain.
Célestine jeta un coup d’œil à sa propre main d’acier sans vraiment dissimuler sa révulsion.
— Jusqu’où faudra-t-il aller, Childe ? À quoi ressemblerons-nous lorsque nous triompherons de cette chose ?
Il haussa les épaules.
— À rien qui ne soit irréversible.
— Sauf qu’à ce moment-là, nous n’en aurons peut-être plus envie, non ?
— Écoutez, Célestine. (Childe s’adossa à la cloison.) Nous sommes en train de tenter de vaincre une entité archétypale. D’atteindre son sommet, si vous voulez. Dans cette perspective, la Flèche de sang ne diffère pas fondamentalement d’une montagne. Elle nous inflige des punitions si nous commettons des erreurs, mais les montagnes en font autant. Elle tue, à l’occasion. Et, plus souvent qu’à son tour, elle se contente de nous rappeler ce dont elle est capable. La Flèche de sang nous coupe un doigt ou deux. Une montagne arrive au même résultat avec des engelures. Où est la différence ?
— Pour commencer, une montagne ne prend pas plaisir à ce qu’elle fait. La Flèche, si. Elle est consciente, Childe, elle vit et elle respire.
— C’est une machine, rien de plus.
— Peut-être, mais beaucoup plus intelligente que tout ce que nous avons rencontré jusqu’ici. Et elle a le goût du sang. Une association plutôt inquiétante, Childe.
Il poussa un soupir.
— Alors, toi aussi, tu abandonnes ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Excellent.
Il se dirigea vers la porte par laquelle Hirz venait de sortir.
— Où vas-tu ? demandai-je.
— Essayer de la ramener à la raison, c’est tout.